RUBRIQUE : DROIT DES SOCIETES
INAPPLICABILITÉ DE L’ART 1843-4 AU PRIX DÉTERMINÉ OU DÉTERMINABLE
La cour de cassation par un arrêt du 11 mars 2014 revient sur une position souvent discutée par la doctrine et le monde professionnel quant au champ d’application de l’article 1843-4 du code civil. Cet article, considéré d’ordre public, permet en effet de désigner un expert libre de remettre en cause le prix déterminé ou déterminable d’une promesse de cession, peu importe le consentement établi entre les parties. La cour opère un revirement de jurisprudence en excluant l’application de l’article 1843-4 pour les promesses de cessions dont le prix a été déterminé dans une convention librement consentie par les parties. Un arrêt qui souligne l’importance du consentement.
La Cour retenait auparavant une interprétation assez large du champ d’application de l’article 1843-4, voyant dans la rédaction de l’article la volonté des législateurs de l’appliquer « Dans tous les cas où sont prévus la cession des droits sociaux d’un associé, ou le rachat de ceux-ci par la société ». L’article énonce « dans tous les cas », mots interprétés comme renfermant le champ d’application le plus large possible. Ainsi, autant les cessions résultant de la loi, des statuts mais aussi des conventions extrastatutaires se retrouvaient cernées par l’article. Nombreux ont été ceux s’interrogeant sur l’intérêt de demander à un expert l’évaluation de la valeur d’une cession de droits sociaux qui avait pourtant été déterminée clairement dans une convention librement consentie par les parties. En effet, ne serait-ce pas bafouer les principes de sécurité juridique et de liberté contractuelle que de permettre à un expert de venir évaluer les prix de cession ou de rachat de droits sociaux sans avoir à tenir compte des prix déterminés ou déterminables par les parties ?
Par une décision du 10 septembre 2009, la Cour d’Appel avait déjà tenté de répondre aux critiques et a écarté l’application de l’article 1843-4 pour la cession des droits sociaux spontanément voulue par les parties. Mais la cour de cassation s’est toujours montrée réservée à ce sujet, éludant le sujet dans sa décision (Cass.com. 24 nov.2009 n°406) puis en refusant carrément d’écarter l’article 1843-4 dans le cadre de « Chartes d’associés » (Cass.com. 4 déc. 2012 n°10-16-280). La Cour de Cassation ignorait donc encore le consentement des parties malgré les piqures de rappel des Cour d’Appel.
C’est dans ce contexte qu’est arrivé le revirement de jurisprudence tant attendu, la cour de cassation décidant enfin de prendre en compte la volonté des parties dans la fixation des prix.
Dans les faits de l’espèce, un dirigeant d’une société se fait révoquer de ses fonctions pour faute grave. Bien qu’ayant librement consenti dans un pacte d’actionnaires à la cession d’une partie de ses actions pour leur valeur nominale, en cas de démission ou de révocation de la société, il refuse d’y procéder. S’ensuit une procédure judiciaire au cours de laquelle la Cour d’Appel de Grenoble demande la désignation d’un expert pour évaluer le prix des actions conformément à l’article 1843-4. La Cour de cassation casse cette décision, décrétant que l’art 1843-4 ne s’applique pas à la cession de droit sociaux résultants de la mise en œuvre d’une promesse unilatérale de vente librement consentie. L’arrêt du 11 mars 2014 redéfinit alors le champ d’application de l’article 1843-4, le consentement devenant un critère d’exclusion en l’occurrence.
Puisque dorénavant l’article 1843-4 ne s’applique plus lorsque le cédant a librement consenti à un prix déterminé ou déterminable de la cession ou du rachat de droits sociaux, se pose alors la question de savoir dans quels cas l’article 1843-4 s’applique encore.
– Tout d’abord, dans tous les cas où la loi le prévoit. Lorsque des dispositions légales prévoient la désignation d’un expert conformément à l’article 1843-4, il n’y a pas lieu d’y déroger (Ex : dans le cas où un associé de société civile décède ou encore hypothèse où la nullité d’une société ou de ses actes peut être empêchée par une régularisation). La question du consentement de l’associé dans une cession prévue par la loi n’est pas encore soulevée par les juridictions, on s’en tiendra donc à l’application systématique de l’article 1843-4.
– En outre, l’article 1843-4 a encore vocation à s’appliquer dans les cessions prévues par les statuts. Pourtant, le consentement a un rôle à jouer dans l’adoption des statuts puisque de nature conventionnelle. Il est naturel de s’interroger sur l’application de la jurisprudence du 11 mars 2014 aux statuts. Il convient cependant de souligner que bien qu’étant de nature conventionnelle, un statut d’une part répondent à un régime légal particulier et d’autre part n’emportent pas forcément l’adhésion de chaque actionnaire de la société. En particulier dans le cas où des statuts sont adoptés à la majorité et l’actionnaire n’a pas consenti à la clause concernant la cession des droits. Cet actionnaire pourrait-il demander à un expert une évaluation ou se plier aux termes des statuts le liant à la société ? C’est dans ce genre de cas qu’il est absolument nécessaire pour le juge de faire la distinction entre une cession forcée et cession consentie avant de pouvoir déterminer si l’article 1843-4 s’applique ou non.
Ce revirement de la jurisprudence bien qu’étant un véritable progrès soulève donc encore des interrogations. Cela sans compter la mauvaise coordination de cette décision avec la réforme annoncée par la loi n°2014-1 du 2 janvier 2014. En effet devant le silence de la Cour sur le sujet de l’application controversée de l’art 1843-4, le législateur avait décidé de franchir une première étape en modifiant l’article dans le but « d’assurer le respect par l’expert des règles de valorisation des droits sociaux prévues par les parties » (selon l’ordonnance). L’expert devait donc quand même être désigné bien qu’étant limité dans son action. Or, 3 mois après l’annonce de la réforme, la Cour prend le pas sur le législateur en ne se contentant pas de limiter l’expertise à la volonté des parties mais carrément en l’excluant si volonté il y a. Reste donc à voir comment le législateur va s’adapter au revirement de jurisprudence de la cour de cassation de ce 11 mars 2014.